Livre analysé
Références
Stoffel (Jean‐François), Compte rendu de Ph. Caspar, « L’embryon au IIe siècle », in Revue d’histoire ecclésiastique, vol. 99, 2004, n°2, pp. 442 – 445.
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Philippe Caspar
L’embryon au IIe siècle
Caspar (Philippe), L’embryon au IIe siècle. – Paris : L’Harmattan, 2002. – 173 p. – (Religions & spiritualité).
Cet ouvrage constitue le premier volume publié d’une Histoire générale des doctrines relatives à l’embryon qui, en cinq tomes, emmènera l’Auteur de l’Antiquité grecque jusqu’au XXe siècle, au sein d’une vaste enquête historique destinée à éclairer la définition moderne du statut de l’embryon humain. Il pourrait paraître étonnant que la première pièce à être publiée de cette histoire soit le premier volume du deuxième tome (consacré aux Pères de l’Église) et non du premier (dédié à l’Antiquité grecque, juive et latine). Cette manière sans doute quelque peu inhabituelle de procéder présente du moins l’intérêt de plonger immédiatement le lecteur au sein d’une période largement délaissée par l’histoire des doctrines embryonnaires, bien qu’elle soit particulièrement novatrice, et plus encore de lui faire découvrir d’emblée l’enjeu général d’une telle histoire.
En effet, l’enquête historique qu’inaugure ce premier volume n’est pas seulement appelée, dans un premier temps, à établir et à renouveler notre connaissance de l’histoire des doctrines relatives à l’embryon, elle se propose aussi, dans un second temps, d’éclairer d’un jour nouveau les débats contemporains. Au sein de ceux‐ci, il est effectivement usuel de soutenir que la question du statut de l’embryon est insoluble, tant les clivages idéologiques paraissent marqués, et de conforter le caractère inévitablement aporétique de cette question en faisant remarquer que, de toute façon, il en a toujours été ainsi au cours de l’histoire. À l’appui de cette dernière assertion est alors produite une histoire de l’embryologie qui fait la part belle aussi bien à l’animation médiate qu’à l’animation immédiate. Il n’y aurait donc rien de nouveau sous le Soleil : l’indécision contemporaine ne ferait que refléter les hésitations d’antan. Face à une telle présentation, le propos de l’Auteur est d’établir historiquement « que des positions claires ont été forgées à certaines périodes de l’Histoire sur cette question de l’embryon » (p. 11) et, en particulier, qu’à l’époque patristique, « pour tous les auteurs, à l’exception de quelques exégètes qui s’en tiennent littéralement à la traduction d’Exode 21, 22 – 23 de la Septante, l’embryon est corps et âme dès le commencement » (p. 10).
Pour un philosophe et un médecin préoccupé par les questions de bioéthique, se proposer d’écrire une Histoire générale des doctrines relatives à l’embryon, c’est donc s’atteler à démontrer que l’indécision actuelle n’est pas de tous les temps. Il existe au contraire une véritable tradition philosophique apte à plaider en faveur de l’animation immédiate. Cette ligne d’argumentation a malheureusement été occultée part le rayonnement trop exclusif de Thomas d’Aquin. Tel est donc la thèse générale que soutient déjà ce premier volume consacré aux Pères apostoliques (Barnabé, l’auteur de la Didachè…) et aux principaux apologistes (Justin, Minucius Felix, Athénagore et Tertullien) du IIe siècle.
Les Pères apostoliques condamnent fermement, au nom de l’éthique, l’avortement et l’exposition des enfants nouveau‐nés, principalement parce que l’homme en vient, par de telles pratiques, à défier la souveraineté de Dieu sur la destinée de ses propres créatures.
Maintenue chez les Pères apologistes, cette condamnation morale s’accompagne cette fois des prémices d’une réflexion, aussi bien métaphysique que théologique, sur le statut de l’embryon humain. Ainsi saint Justin fonde sa condamnation de l’exposition des nouveau‐nés sur un terrain plus métaphysique, à savoir la liberté de choisir entre le bien et le mal. Il se sert également de sa prise de conscience du mystère du développement embryonnaire pour justifier la résurrection chrétienne des corps en établissant une analogie entre la goutte de sperme, qui contient le corps adulte, et le cadavre, qui, tout aussi mystérieusement, recèle le corps glorieux. Se tournant vers le baptême, il le présente comme une naissance à l’ordre surnaturel qui fait suite à la naissance usuelle à l’ordre biologique, pressentant à cette occasion que l’homme est déjà présent comme un tout dans la semence. Au sein de ces réflexions davantage théologiques, ces deux mystères que sont la résurrection et le baptême sont ainsi mieux compris et, par conséquent, susceptibles d’être plus facilement acceptés. Poursuivant dans la lignée de Justin, Athénagore soutient également le principe d’identité de l’être humain. N’hésitant pas à recourir aux théories scientifiques de son époque — c’est une première, même s’il les amende —, il développe en particulier la thèse du corps humain comme corps propre (corps que rien ne peut donc venir contaminer), contre ceux qui prétendent rendre impossible la résurrection intégrale des corps dans le cas où une chaire humaine, assimilée dans un premier temps par un animal, aurait, dans un second temps, été absorbée par un autre homme.
C’est cependant avec Tertullien, qui s’impose dorénavant comme l’inspirateur de la tradition défendant l’animation immédiate, que la pensée des Pères apologistes accède à une vision vraiment globale de la problématique de l’embryon. Aussi l’Auteur lui accorde‐t‐il un traitement de choix, et ce d’autant plus que, tirant les conclusions de l’affirmation de ses prédécesseurs selon laquelle l’adulte se trouve déjà contenu dans la semence, Tertullien soutient, contre les thèses stoïcienne et prétendument platonicienne, que les substances de l’âme et du corps sont conçues simultanément. Or la paternité de cette affirmation, dont il est inutile de souligner l’importance, était jusqu’ici attribuée à Grégoire de Nysse. Faire remonter cette paternité à Tertullien, soit près de deux siècles plus tôt, c’est donc renforcer la particularité et l’importance de la tradition chrétienne en faisant constater que, « dès son accession à l’expression philosophique, le message chrétien a senti le besoin de dire sa spécificité sur la question de l’embryon » (p. 98). Mais retrouver ce principe dès Tertullien, ce n’est pas seulement lui accorder une antériorité plus grande ; c’est aussi et surtout renforcer la brèche ouverte par l’attribution première de ce principe à Grégoire de Nysse. Cette attribution avait en effet ouvert la voie, touchant la question du statut de l’embryon, à un enracinement théologique alternatif par rapport à celui du thomisme. C’est donc cette même voie qui, aujourd’hui, se trouve consolidée par l’incorporation de Tertullien et, à travers lui, des apologistes : « La similitude de pensée entre Tertullien et Grégoire sur la question de l’embryon humain révèle qu’il existe une tradition d’animation immédiate […] chez les Pères. Cette tradition prend son départ chez Justin, passe chez Athénagore, et se déploie ensuite chez Tertullien, chez Lactance, chez Grégoire et chez Maxime le Confesseur. Pareille mise en perspective s’ajoute aux critiques d’Albert le Grand et d’Érasme pour isoler la thèse thomiste » (pp. 149 – 150). Il convient cependant de noter que cette thèse historique conduit l’Auteur à relativiser le traducianisme de Tertullien et à revoir sa compréhension d’un verset de l’Exode (21, 22 – 23) qui, lui, semble plaider en faveur de l’animation aristotélicienne.
À défaut de pouvoir donner, dans ce bref compte rendu, un aperçu plus détaillé de la richesse de pensée de Tertullien, nous reproduirons le jugement que porte à son endroit l’Auteur de cette étude : « Dès le début du IIIe siècle, Tertullien a proposé une solution à toutes les difficultés biologiques, anthropologiques et théologiques que posera ultérieurement la thèse thomiste. Cette dernière n’est supérieure à la position de Tertullien que sur deux points corrélatifs : le rejet du traducianisme et l’adoption du créationnisme. Encore faut‐il préciser que le mérite de l’Aquinate dans cette question est quantité négligeable » (p. 85).
Il est à peine besoin de l’écrire : l’importance du thème, la clarté de l’exposé, la finesse des analyses et la parfaite maîtrise du sujet dans ses dimensions aussi bien scientifiques, philosophiques, théologiques qu’historiques font de ce premier volume un gage de réussite pour cette histoire générale de l’embryon que nous promet l’Auteur et qui viendra combler de manière tout à fait nécessaire un manque criant de la littérature contemporaine.
En effet, l’enquête historique qu’inaugure ce premier volume n’est pas seulement appelée, dans un premier temps, à établir et à renouveler notre connaissance de l’histoire des doctrines relatives à l’embryon, elle se propose aussi, dans un second temps, d’éclairer d’un jour nouveau les débats contemporains. Au sein de ceux‐ci, il est effectivement usuel de soutenir que la question du statut de l’embryon est insoluble, tant les clivages idéologiques paraissent marqués, et de conforter le caractère inévitablement aporétique de cette question en faisant remarquer que, de toute façon, il en a toujours été ainsi au cours de l’histoire. À l’appui de cette dernière assertion est alors produite une histoire de l’embryologie qui fait la part belle aussi bien à l’animation médiate qu’à l’animation immédiate. Il n’y aurait donc rien de nouveau sous le Soleil : l’indécision contemporaine ne ferait que refléter les hésitations d’antan. Face à une telle présentation, le propos de l’Auteur est d’établir historiquement « que des positions claires ont été forgées à certaines périodes de l’Histoire sur cette question de l’embryon » (p. 11) et, en particulier, qu’à l’époque patristique, « pour tous les auteurs, à l’exception de quelques exégètes qui s’en tiennent littéralement à la traduction d’Exode 21, 22 – 23 de la Septante, l’embryon est corps et âme dès le commencement » (p. 10).
Pour un philosophe et un médecin préoccupé par les questions de bioéthique, se proposer d’écrire une Histoire générale des doctrines relatives à l’embryon, c’est donc s’atteler à démontrer que l’indécision actuelle n’est pas de tous les temps. Il existe au contraire une véritable tradition philosophique apte à plaider en faveur de l’animation immédiate. Cette ligne d’argumentation a malheureusement été occultée part le rayonnement trop exclusif de Thomas d’Aquin. Tel est donc la thèse générale que soutient déjà ce premier volume consacré aux Pères apostoliques (Barnabé, l’auteur de la Didachè…) et aux principaux apologistes (Justin, Minucius Felix, Athénagore et Tertullien) du IIe siècle.
Les Pères apostoliques condamnent fermement, au nom de l’éthique, l’avortement et l’exposition des enfants nouveau‐nés, principalement parce que l’homme en vient, par de telles pratiques, à défier la souveraineté de Dieu sur la destinée de ses propres créatures.
Maintenue chez les Pères apologistes, cette condamnation morale s’accompagne cette fois des prémices d’une réflexion, aussi bien métaphysique que théologique, sur le statut de l’embryon humain. Ainsi saint Justin fonde sa condamnation de l’exposition des nouveau‐nés sur un terrain plus métaphysique, à savoir la liberté de choisir entre le bien et le mal. Il se sert également de sa prise de conscience du mystère du développement embryonnaire pour justifier la résurrection chrétienne des corps en établissant une analogie entre la goutte de sperme, qui contient le corps adulte, et le cadavre, qui, tout aussi mystérieusement, recèle le corps glorieux. Se tournant vers le baptême, il le présente comme une naissance à l’ordre surnaturel qui fait suite à la naissance usuelle à l’ordre biologique, pressentant à cette occasion que l’homme est déjà présent comme un tout dans la semence. Au sein de ces réflexions davantage théologiques, ces deux mystères que sont la résurrection et le baptême sont ainsi mieux compris et, par conséquent, susceptibles d’être plus facilement acceptés. Poursuivant dans la lignée de Justin, Athénagore soutient également le principe d’identité de l’être humain. N’hésitant pas à recourir aux théories scientifiques de son époque — c’est une première, même s’il les amende —, il développe en particulier la thèse du corps humain comme corps propre (corps que rien ne peut donc venir contaminer), contre ceux qui prétendent rendre impossible la résurrection intégrale des corps dans le cas où une chaire humaine, assimilée dans un premier temps par un animal, aurait, dans un second temps, été absorbée par un autre homme.
C’est cependant avec Tertullien, qui s’impose dorénavant comme l’inspirateur de la tradition défendant l’animation immédiate, que la pensée des Pères apologistes accède à une vision vraiment globale de la problématique de l’embryon. Aussi l’Auteur lui accorde‐t‐il un traitement de choix, et ce d’autant plus que, tirant les conclusions de l’affirmation de ses prédécesseurs selon laquelle l’adulte se trouve déjà contenu dans la semence, Tertullien soutient, contre les thèses stoïcienne et prétendument platonicienne, que les substances de l’âme et du corps sont conçues simultanément. Or la paternité de cette affirmation, dont il est inutile de souligner l’importance, était jusqu’ici attribuée à Grégoire de Nysse. Faire remonter cette paternité à Tertullien, soit près de deux siècles plus tôt, c’est donc renforcer la particularité et l’importance de la tradition chrétienne en faisant constater que, « dès son accession à l’expression philosophique, le message chrétien a senti le besoin de dire sa spécificité sur la question de l’embryon » (p. 98). Mais retrouver ce principe dès Tertullien, ce n’est pas seulement lui accorder une antériorité plus grande ; c’est aussi et surtout renforcer la brèche ouverte par l’attribution première de ce principe à Grégoire de Nysse. Cette attribution avait en effet ouvert la voie, touchant la question du statut de l’embryon, à un enracinement théologique alternatif par rapport à celui du thomisme. C’est donc cette même voie qui, aujourd’hui, se trouve consolidée par l’incorporation de Tertullien et, à travers lui, des apologistes : « La similitude de pensée entre Tertullien et Grégoire sur la question de l’embryon humain révèle qu’il existe une tradition d’animation immédiate […] chez les Pères. Cette tradition prend son départ chez Justin, passe chez Athénagore, et se déploie ensuite chez Tertullien, chez Lactance, chez Grégoire et chez Maxime le Confesseur. Pareille mise en perspective s’ajoute aux critiques d’Albert le Grand et d’Érasme pour isoler la thèse thomiste » (pp. 149 – 150). Il convient cependant de noter que cette thèse historique conduit l’Auteur à relativiser le traducianisme de Tertullien et à revoir sa compréhension d’un verset de l’Exode (21, 22 – 23) qui, lui, semble plaider en faveur de l’animation aristotélicienne.
À défaut de pouvoir donner, dans ce bref compte rendu, un aperçu plus détaillé de la richesse de pensée de Tertullien, nous reproduirons le jugement que porte à son endroit l’Auteur de cette étude : « Dès le début du IIIe siècle, Tertullien a proposé une solution à toutes les difficultés biologiques, anthropologiques et théologiques que posera ultérieurement la thèse thomiste. Cette dernière n’est supérieure à la position de Tertullien que sur deux points corrélatifs : le rejet du traducianisme et l’adoption du créationnisme. Encore faut‐il préciser que le mérite de l’Aquinate dans cette question est quantité négligeable » (p. 85).
Il est à peine besoin de l’écrire : l’importance du thème, la clarté de l’exposé, la finesse des analyses et la parfaite maîtrise du sujet dans ses dimensions aussi bien scientifiques, philosophiques, théologiques qu’historiques font de ce premier volume un gage de réussite pour cette histoire générale de l’embryon que nous promet l’Auteur et qui viendra combler de manière tout à fait nécessaire un manque criant de la littérature contemporaine.
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