Livre ana­ly­sé

Réfé­rences

Stof­fel (Jean‐François), Compte ren­du de D. Lam­bert, « Un atome d’univers : la vie et l’œuvre de Georges Lemaître », in Revue des ques­tions scien­ti­fiques, vol. 171, 2000, n°3, pp. 282 – 283. 

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Dominique Lambert

Un atome d’univers

La vie et l’œuvre de Georges Lemaître

Lam­bert (Domi­nique), Un atome d’univers : la vie et l’œuvre de Georges Lemaître. – Bruxelles : Édi­tions Les­sius ; Bruxelles : Édi­tions Racine, 2000. – 372 p. – (Au sin­gu­lier ; 2).

Cette bio­gra­phie intel­lec­tuelle du célèbre père de « l’atome pri­mi­tif » mar­que­ra sans conteste un véri­table tour­nant dans l’historiographie de Mgr Lemaître et consti­tue, dès à pré­sent, la mono­gra­phie de réfé­rence sur le sujet. Fon­dée sur une base docu­men­taire lar­gement inédite (sources d’archives et témoi­gnages oraux patiem­ment récol­tés), elle traite bien sûr des diverses étapes de la vie et de l’œuvre de Lemaître, avec une maî­trise remar­quable des don­nées scien­ti­fiques, tant pas­sées que contem­po­raines, et avec une éru­di­tion égale, quelque soit le sujet abordé.

L’ouvrage conduit natu­rel­le­ment le lec­teur à la décou­verte de cette per­son­na­li­té intel­lectuelle hors du com­mun. Opti­miste et confiant dans les pou­voirs de la rai­son — contre le « roseau pen­sant » de Pas­cal, Lemaître sou­tient que l’intelligence humaine est parfaite­ment pro­por­tion­née aux dimen­sions de l’univers —, mais farou­che­ment réfrac­taire à toute confu­sion entre science et foi — il ira jusqu’à écrire que « l’hypothèse de l’atome pri­mitif est l’antithèse de l’hypothèse de la créa­tion sur­na­tu­relle du Monde » (p. 167) —, d’une grande audace scien­ti­fique — il lui fal­lait vaincre l’inhibition qui enchaî­nait la commu­nauté scien­ti­fique à l’idée d’un uni­vers sta­tique et oser s’opposer à Ein­stein qui défen­dait une telle inter­pré­ta­tion —, tou­jours prêt à être sur­pris par l’altérité et l’étrangeté du monde — une atti­tude qu’il par­tage avec Fer­di­nand Gon­seth —, peu sou­cieux de la littéra­ture exis­tante — il pré­fé­rait retrou­ver par lui‐même un résul­tat que de le recher­cher dans les publi­ca­tions —, délais­sant rapi­de­ment une pas­sion scien­ti­fique au pro­fit d’une autre — tout aus­si débor­dante, bien sûr ! —, ayant peu de goût pour la sys­té­ma­ti­sa­tion de son savoir, pour la géné­ra­li­sa­tion de ses résul­tats, ou, plus lar­ge­ment, pour la spé­cu­la­tion — la théo­lo­gie néos­co­las­tique et la phi­lo­so­phie de la nature ne lui conviennent guère —, es­prit ana­ly­tique qui, au contraire, se plaît à résoudre de petits pro­blèmes en les retour­nant dans tous les sens et en les pous­sant jusque dans leurs der­niers retran­che­ments — d’où une concep­tion conven­tion­na­liste des mathé­ma­tiques et un ensei­gne­ment qui, ni linéaire ni sys­té­ma­tique, était rela­ti­ve­ment « per­tur­bant » pour les étu­diants —, Lemaître appa­raît fina­le­ment comme un pen­seur ayant besoin d’un sti­mu­lant externe, de la confron­ta­tion à la pen­sée d’un autre, pour construire son œuvre, ce qui fait dire à l’auteur que le célèbre cos­mo­lo­giste « fait de la recherche comme il joue au ten­nis, à coup de revers géniaux » (p. 294).

Mais le mérite de M. Lam­bert réside moins dans la mise en évi­dence de ces traits de la per­son­na­li­té de Lemaître, dont la plu­part étaient déjà bien connus, que dans la démons­tration de l’inanité de cer­taines thèses qui, jusqu’ici, sem­blaient natu­rel­le­ment en résul­ter. En effet, cette absence d’un pro­gramme de recherche expli­cite et ce goût pour la solu­tion de pro­blèmes ponc­tuels pou­vaient accré­di­ter l’idée que le savant lou­va­niste s’était effec­tivement démar­qué, jusqu’en 1933, par des recherches cos­mo­lo­giques tout à fait origi­nales, mais pour se perdre ensuite dans des tra­vaux moins féconds, moins ori­gi­naux et assu­ré­ment sans lien avec ceux qui avaient éta­bli sa renom­mée. Face à cette thèse, l’auteur s’attache à res­ti­tuer l’unité de la pen­sée scien­ti­fique de Lemaître en retrou­vant, à par­tir des tra­vaux cos­mo­lo­giques et à tra­vers ses trois grands domaines de recherche que sont la rela­ti­vi­té, la méca­nique clas­sique, et le cal­cul numé­rique, la logique de son par­cours et de ses réorien­ta­tions ; il révèle éga­le­ment l’importance et même l’actualité de cer­taines de ces recherches qui, tra­di­tion­nel­le­ment, étaient jugées secon­daires, voire saugrenues.

De même, l’insistance de Lemaître sur la néces­saire sépa­ra­tion entre science et foi et sa dis­cré­tion sur sa vie sacer­do­tale et reli­gieuse pou­vaient lais­ser sup­po­ser que cette der­nière était appau­vrie, voire mar­gi­nale, par rap­port à sa vie scien­ti­fique et, en tout cas, que Lemaître n’avait pas su inté­grer ces deux com­po­santes de sa vie que sont sa dimen­sion scien­ti­fique et sa dimen­sion spi­ri­tuelle. Cette fois encore, contre une telle frac­ture, l’au­teur, en révé­lant par exemple son appar­te­nance aux « Amis de Jésus » et son enga­ge­ment en faveur des étu­diants chi­nois, réta­blit l’unité d’une vie, uni­té qui se concré­tise non pas sur le plan des idées (Lemaître n’est pas, nous l’avons vu, un spé­cu­la­tif), mais dans le con­cret de l’action.

Ce livre ne consti­tue donc pas seule­ment une bio­gra­phie, riche et docu­men­tée, de Georges Lemaître ; il livre éga­le­ment une grille de lec­ture de son œuvre et opère une réé­valuation de celle‐ci.