Livre ana­ly­sé

Réfé­rences

Stof­fel (Jean‐François), Compte ren­du de R. Fludd, « Œuvres com­plètes », vol. 3 : « His­toire méta­phy­sique, phy­sique et tech­nique des deux cos­mos » et P. Gas­sen­di, « Exa­men de la phi­lo­so­phie de Robert Fludd », in Revue des ques­tions scien­ti­fiques, tome 190, 2019, n°3 – 4, pp. 445 – 448. 

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Robert Fludd

Histoire métaphysique, physique et technique des deux cosmos

Pierre Gassendi

Examen de la philosophie de Robert Fludd

Fludd (Robert), Œuvres com­plètes. – Vol. 3 : His­toire méta­phy­sique, phy­sique et tech­nique des deux cos­mos / tra­duit du latin par Fran­çois Fabre. – Paris : S.É.H.A. ; Milan : Archè edi­zio­ni, 2017. – 341 p. – (Textes et tra­vaux de Chry­sopœia ; 19). – 1 vol. bro­ché de 17 × 24 cm. – 32,00 €. – isbn 978−88−7252−351−3.

Gas­sen­di (Pierre), Exa­men de la phi­lo­so­phie de Robert Fludd / texte pré­sen­té, tra­duit et anno­té par Syl­vie Taus­sig avec le fac‐similé du texte latin. – Paris : S.É.H.A. ; Milan : Archè, 2016. – 358 p. – (Textes et tra­vaux de Chry­sopœia ; 18). – 1 vol. bro­ché de 17 × 24 cm. – 36,00 €. – isbn 978−2−9518278−7−5.

Par ce qui est sans doute une pure coïn­ci­dence édi­to­riale, la tra­duc­tion fran­çaise de l’Utriusque cos­mi (1617) de Robert Fludd a été publiée qua­si simul­ta­né­ment avec celle de l’Epis­to­li­ca exer­ci­ta­tio (1631) que Pierre Gas­sen­di rédi­gea à la demande expresse de Marin Mer­senne, lequel était dési­reux non seule­ment d’être dis­cul­pé des attaques por­tées contre lui par le théo­sophe anglais, mais éga­le­ment de voir confir­mée sa par­faite ortho­doxie. Dans la mesure où le texte de Fludd n’est pré­sen­té que par une très courte intro­duc­tion (5 p.), dépour­vue de toutes orien­ta­tions biblio­gra­phiques, et n’est accom­pa­gné que par de rares notes por­tant uni­que­ment sur l’édition et la tra­duc­tion du texte latin, alors que celui de Gas­sen­di est, au contraire, flan­qué d’une intro­duc­tion sub­stan­tielle (68 p.) et de notes fouillées (75 p.), il est per­mis de se deman­der si cette coïn­ci­dence n’est pas fina­le­ment heu­reuse dans la mesure où la seconde tra­duc­tion men­tion­née pour­rait aider à la com­pré­hen­sion de la pre­mière. Certes, dans l’Epis­to­li­ca exer­ci­ta­tio, Gas­sen­di exa­mine suc­ces­si­ve­ment (2e et 3e par­ties) les deux livres publiés en 1629 par Fludd à l’encontre de Mer­senne, à savoir le Sophiæ cum Moria cer­ta­men et le Sum­mum Bonum, et nul­le­ment celui qui nous occupe, en l’occurrence l’Utriusque cos­mi. Néan­moins, étant don­né que le savant fran­çais s’efforce, avant de livrer son juge­ment, de syn­thé­ti­ser, en une tren­taine de pages et de façon la plus neutre pos­sible, « quels sont les prin­cipes de la phi­lo­so­phie de Fludd » (1re par­tie), et ce en se basant notam­ment sur l’Utriusque cos­mi (p. 31), la ques­tion posée nous paraît légi­time. Elle l’est sans doute d’autant plus que si tout his­to­rien de la pen­sée scien­ti­fique a déjà ren­con­tré, au moins une fois dans sa car­rière, une image de l’Utriusque cos­mi — elles sont bien recon­nais­sables et font par­tie inté­grante de la pen­sée du théo­sophe anglais —, la lec­ture de cet écrit n’en est pas moins dif­fi­cile pour le non spé­cia­liste, tel­le­ment la concep­tion du monde véhi­cu­lée, qui n’est évi­dem­ment plus la nôtre, n’est déjà plus non plus celle de la plu­part des savants du XVIIe siècle. Or, il semble qu’il faille se mon­trer pru­dent : la syn­thèse de Gas­sen­di, nous pré­vient la tra­duc­trice, ne consti­tue pas une bonne intro­duc­tion au sys­tème flud­dien, prin­ci­pa­le­ment en ce qu’elle se passe de ses images (pp. 18 – 19), à tel point qu’il est per­mis de s’interroger sur l’intelligibilité de sa res­ti­tu­tion (pp. 38 – 39). Dont acte !

Mais au fond, quel inté­rêt y a‑t‐il à se confron­ter à la lec­ture de ces deux textes si on n’est ni un spé­cia­liste de l’alchimie, de la kab­bale, de la magie, de la chi­ro­man­cie, de la musique ou de la fra­ter­ni­té de la Rose‐Croix, ni un his­to­rien de la phi­lo­sophe capable de savou­rer une gran­diose vision du monde ? Si on n’est ni pré­oc­cu­pé par des pro­blé­ma­tiques théo­lo­giques — parce qu’il sup­prime les causes secondes pour recon­naître par­tout l’intervention immé­diate de Dieu, Fludd est qua­li­fié d’athée par Mer­senne et, plus jus­te­ment, de pan­théiste par Gas­sen­di qui lui reproche ain­si d’avoir une concep­tion fon­da­men­ta­le­ment erro­née de la divi­ni­té —, ni inté­res­sé par des ques­tions d’exégèse ou d’articulation des dis­cours scien­ti­fiques et reli­gieux — Fludd entend fon­der son hexaé­mé­ron sur la phi­lo­so­phie « mosaïque » alors que Gas­sen­di, dans le sillage de Gali­lée, rejette tout concor­disme de ce type ? Si, enfin, on n’est pas davan­tage sou­cieux d’étudier les débats scien­ti­fiques — dans cette que­relle, l’attitude de Gas­sen­di, favo­rable à un débat cri­tique, mais cour­tois et res­treint aux milieux scien­ti­fiques, diverge, sans pour autant être fina­le­ment moins sévère, de celle jusque‐là endos­sée par le Reli­gieux Minime, à savoir celle d’une « police de la pen­sée » sus­cep­tible de faire appel aux auto­ri­tés poli­tiques —, mais, bel et bien, un his­to­rien de la pen­sée scientifique ?

La réponse n’est pas évi­dente. Dans l’élabo­ration de sa cos­mo­go­nie et, en par­ti­cu­lier, dans sa mise en évi­dence de l’harmonie cos­mique au moyen de son « mono­corde mon­dain », Fludd, contrai­re­ment à Kepler, n’a que faire du monde maté­riel tel qu’il est étu­dié quan­ti­ta­ti­ve­ment par la science. Par consé­quent, il ne paraît pas devoir rele­ver de l’histoire de la pen­sée scien­ti­fique, même s’il sau­poudre sa recons­ti­tu­tion intel­lec­tuelle de des­crip­tions d’expériences et de rele­vés d’observations per­son­nelles. Quant à l’Epis­to­li­ca exer­ci­ta­tio, il semble que cet écrit soit, cette fois encore, guère per­ti­nent de ce point de vue dans la mesure où il « porte essen­tiel­le­ment sur des ques­tions théo­lo­giques, et non pas sur des dimen­sions scien­ti­fiques ou épis­té­mo­lo­giques » (pp. 70 – 71). Et pour­tant, en tant qu’historien de la cos­mo­lo­gie, il y a des choses inté­res­santes à gla­ner dans ces deux écrits. Ten­tons, par quelques exemples, de le prou­ver tout en sup­pléant, en cette matière, à la pau­vre­té ou à l’inexistence des com­men­taires des traducteurs.

Alors qu’il écrit une sep­tan­taine d’années après la publi­ca­tion du De revo­lu­tio­ni­bus de Coper­nic, Fludd reste non seule­ment, d’un point de vue astro­no­mique, un géo­cen­triste convain­cu, mais éga­le­ment, d’un point de vue sym­bo­lique, un adepte par­ti­cu­liè­re­ment élo­quent et repré­sen­ta­tif de la topo­gra­phie ver­ti­cale tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciée à ce géo­cen­trisme astro­no­mique. Exa­mi­nons sépa­ré­ment ces deux carac­té­ris­tiques essen­tielles dès lors qu’elles ne sont pas for­cé­ment concomitantes.

D’un point de vue astro­no­mique, Fludd réfute le sys­tème de Coper­nic (liv. V, chap. XV) en pro­dui­sant des argu­ments dont cer­tains, non conven­tion­nels, sont dignes d’intérêt : 1°) l’ignominie de la Terre lui inter­dit, en tant que telle, non pas de se mou­voir, mais bien de se dis­tin­guer des autres pla­nètes par un mou­ve­ment qui lui serait spé­ci­fique ; 2°) l’absence du bruit qui devrait néces­sai­re­ment résul­ter d’un mou­ve­ment ter­restre aus­si véloce ; enfin 3°) l’argument tra­di­tion­nel selon lequel il est plus aisé de mou­voir le ciel, natu­rel­le­ment apte au mou­ve­ment, que la Terre, natu­rel­le­ment lourde, mais qui — fait signi­fi­ca­tif de ce mélange flud­dien de consi­dé­ra­tions émi­nem­ment abs­traites et de don­nées empi­riques — reçoit ici une tra­duc­tion méca­nique : il est plus facile de faire tour­ner une roue en exer­çant une force sur sa cir­con­fé­rence plu­tôt que sur son centre. Face à cette prise de posi­tion anti­co­per­ni­cienne, la pos­ture adop­tée par Gas­sen­di, alors qu’il est déjà acquis, à cette époque, au sys­tème coper­ni­cien (p. 34), est inté­res­sante : après avoir annon­cé qu’il ne s’attardera « nul­le­ment sur le fait que [Fludd] attaque Coper­nic et Gil­bert à pro­pos du mou­ve­ment de la terre », il pour­suit en ne s’étonnant pas davan­tage que le théo­sophe anglais ait mépri­sé le com­men­taire coper­ni­cien rela­tif à la néces­si­té de situer l’astre du jour au centre (De revo­lu­tio­ni­bus, liv. I, chap. X) « dès lors qu’il parle d’une autre terre non vola­tile et d’un autre soleil cen­tral que ceux que nous enten­dons com­mu­né­ment » (1re par­tie, § XVIII, p. 101). S’il est vrai que « le rai­son­ne­ment est assez tor­tueux » (p. 221, n. 123), il est en tout cas mani­feste que Gas­sen­di refuse le débat en sépa­rant pure­ment et sim­ple­ment, comme por­tant sur des objets dif­fé­rents, le dis­cours flud­dien et le dis­cours scien­ti­fique. Mais faut‐il com­prendre, comme le laisse pen­ser la tra­duc­trice, que c’est en rai­son d’une telle dis­tinc­tion — dont il reste à prou­ver qu’elle était aus­si celle de Fludd — que le théo­sophe anglais a pu, « mal­gré sa pas­sion pour les sym­boles pytha­go­ri­ciens et pla­to­ni­ciens », reje­ter l’invitation coper­ni­cienne qui lui était adres­sée d’adopter, pour des rai­sons sym­bo­liques aux­quelles il aurait dû être sen­sible, la cen­tra­tion hélio­cen­trique du Soleil ? Nous ne le pen­sons pas, mais pour nous jus­ti­fier, il nous faut nous tour­ner vers la seconde carac­té­ris­tique annon­cée, à savoir l’adop­tion de la topo­gra­phie ver­ti­cale tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciée au géocentrisme.

D’un point de vue sym­bo­lique en effet, Fludd met en œuvre toutes les carac­té­ris­tiques clas­siques d’une telle topo­gra­phie, ce qui le conduit à déva­lo­ri­ser la cen­tra­li­té pure­ment géo­mé­trique de la Terre, asso­ciée au bas et donc à la bas­sesse, et à valo­ri­ser le Soleil situé à l’intersection de la pyra­mide maté­rielle et de la pyra­mide for­melle, soit dans la posi­tion médiane du macro­cosme. Il peut dès lors mettre en rela­tion — selon un vieux topos qui, loin d’être « héri­té de la lit­té­ra­ture astro­lo­gique médié­vale » (p. 222, n. 140), lui est bien anté­rieur1 — l’astre du jour avec le cœur, dès lors que le micro­cosme, lui aus­si, est pour­vu d’une pyra­mide maté­rielle et d’une autre for­melle qui se croisent, pré­ci­sé­ment, au niveau de cet organe. Si Fludd peut donc mépri­ser l’appel coper­ni­cien l’invitant à cen­trer le Soleil, ce n’est donc parce que l’un et l’autre parlent d’objets dif­fé­rents, ce n’est pas davan­tage parce qu’il exis­te­rait réel­le­ment une « contra­dic­tion inhé­rente à la doc­trine flud­dienne, qui est géo­cen­trique alors même que la cen­tra­li­té du soleil est un de ses piliers et prin­cipes » (p. 34), mais parce qu’une telle invi­ta­tion est, pour lui, sans objet dès lors que le Soleil béné­fi­cie déjà, dans son géo­cen­trisme, d’une cen­tra­li­té glo­rieuse. Mais cela, Gas­sen­di, qui ne par­tage pas la même topo­gra­phie que Fludd, ne peut l’admettre, comme en témoigne sa remarque. Ce qui, ici, doit être noté, c’est moins le fait que Fludd, de concert avec tous les par­ti­sans de cette topo­gra­phie ver­ti­cale, ait obte­nu cette posi­tion médiane de l’astre solaire au prix d’une idéa­li­sa­tion irré­flé­chie, mais bien que Mer­senne et Gas­sen­di (1re par­tie, § XXVII, p. 110) prennent désor­mais conscience de cette idéa­li­sa­tion et l’assi­milent dès lors à une erreur : ce qui était jusque‐là non pas admis, mais véri­ta­ble­ment occul­té par tous les tenants de la topo­gra­phie ver­ti­cale est aujourd’hui dénon­cé par les par­ti­sans de la nou­velle topo­gra­phie hélio­cen­trique qui, elle, posi­tionne vrai­ment l’astre du jour au centre spa­tial du monde.

Même les his­to­riens de la pen­sée scien­ti­fique se doivent donc de remer­cier nos deux tra­duc­teurs pour avoir mis à leur dis­po­si­tion ces textes à bien des égards étonnants !

1 Cette mise en cor­res­pon­dance se trouve déjà chez des auteurs tels que Plu­tarque, Théon de Smyrne, Macrobe ou Proclus.